Gestuelles et géométries : deux femmes qui font exception
Juana Francés et Maria Helena Vieira da Silva
Elena Sorokina
« Le fait d’affirmer que la toile d’une femme peintre semble être l’œuvre d’un homme est généralement perçu comme un éloge… Dans l’art, la femme a une prédisposition pour l’imitation. Même sans s’en rendre compte, elle est incapable de créer ses propres œuvres avec conviction et féminité, et encore moins d’innover… »
Manuel Sanches Camargo dans Revista (1955)
Bien qu’elles aient suivi une formation et un parcours très différents, et que chacune possède son propre langage pictural, ces artistes ont toutes deux été classées comme appartenant au courant de l’Art informel au sens large. De fait, Maria Helena Vieira da Silva est aujourd’hui considérée comme une figure de proue de ce mouvement, tandis que Juana Francés compte parmi ses plus hautes représentantes en Espagne. Pourtant, ni l’une ni l’autre ne répondent catégoriquement aux critères établis par l’histoire de l’art classique, d’autant plus aujourd’hui que les interprétations péremptoires des œuvres d’un grand nombre d’artistes sont radicalement remises en question. Il est pour le moins hasardeux de cantonner leurs œuvres à la catégorie de l’Art informel, dans la mesure où elles s’étendent bien au-delà de ce courant et englobent un vaste éventail de connotations figuratives « allochtones » intégrées dans leurs techniques respectives. Cependant, aux fins de cet exposé, j’ai conservé le concept d’Art informel en tant que « case » dans laquelle ranger leurs œuvres dans la sphère artistique à l’heure actuelle. Il marque une historisation interrompue pour Francés. Pour Vieira, il s’agit d’un stade de transition, au gré de ses tentatives incessantes et vacillantes (qui s’éclipseront progressivement) de trouver prise dans une variante de l’abstraction, dans un autre courant global.
Avec cette modeste exposition, j’essaie pour la première fois d’appréhender le travail de Francés et de Vieira da Silva sous une optique de genre, en effectuant une « mise en perspective » de certains aspects choisis de leurs procédés au sein de l’appareil esthétique de l’Art informel. Ma démarche ne suit pas la logique de l’analyse comparative au sens classique du terme, mais cherche plutôt à mettre en regard ces deux femmes artistes de sorte à faire affleurer de nouvelles perspectives intéressantes. Je ne prétends pas observer leur travail à la lumière d’une quelconque condition féminine monolithique. Mais je tiens tout de même à faire valoir que ces deux artistes étaient des femmes et à m’interroger sur l’influence de ce statut pour situer leurs œuvres d’une manière précise et concluante par rapport à la matière, à la gestuelle, au champ élargi et à d’autres caractéristiques. Par où commencer pour resituer leurs pratiques aujourd’hui, pour rendre justice à l’idiosyncrasie élémentaire de leur travail et à leurs expérimentations continues avec les fondements mêmes de l’Art informel ?
Quels sont les éléments qui nous permettraient au juste de mettre leur travail créatif en contexte ? Par exemple, comment le fait de vivre sous une dictature, en Espagne et au Portugal respectivement, a-t-il influencé leur travail, leur manière de voir et de concevoir ? Vieira da Silva a dû fuir et vivre en exil ; elle a changé à plusieurs reprises de pays et de lieux de résidence avant de s’installer à Paris en 1947. Francés a quant à elle vécu et créé ses œuvres à l’ombre du patriarcat franquiste, réussissant à donner une direction à sa carrière avant même l’avènement de la loi sur les droits politiques en 1961. Il faut savoir que jusqu’à cette date, les activités professionnelles des femmes en Espagne étaient strictement limitées ; il leur fallait une autorisation masculine pour occuper un emploi et elles étaient contraintes de quitter leur travail lorsqu’elles se mariaient. Qu’impliquait donc pour elle le fait d’adopter le « style viril » prédominant dans l’après-guerre, comme celui de l’Art informel… ? « Juana Francés mérite d’être considérée comme une exception…», affirme Carles Guerra[1], « parce qu’elle adopte en tant que femme un code qui était l’apanage des hommes ». Francés était la seule femme du groupe El Paso. Elle en était aussi l’un des membres les plus instruits et les mieux formés sur le plan artistique, étant diplômée d’une école des Beaux-Arts de Madrid et ayant séjourné à Paris grâce à une bourse d’études.
Tout au long de leur carrière artistique, ces deux femmes ont brisé de nombreux carcans, par la complexité de leurs œuvres et à travers leur prospection inlassable des fondements de la modernité. Par ailleurs, leur travail a bien souvent été considéré sous le prisme de la normativité masculine établie. Francisco Farreras, ami proche de Francés, a un jour déclaré dans l’intention de faire son éloge : « En observant n’importe laquelle des œuvres qui caractérisent ses différentes périodes, rien ne pouvait laisser penser que cette force visuelle expressive, ces compositions puissantes créées à base de peinture et de sable, cachaient une présence éminemment féminine »[2]. Un autre de ses contemporains a salué la « violence impulsive » de ses toiles[3], Giuseppe Marchioni, 1962. Cerni admire la façon dont « la matière devient dans son œuvre l’instrument d’une lutte du vital dans un combat absurde contre le temps », 1966.
Alors, quelles questions devons-nous nous poser ? Que faut-il demander à ces toiles aujourd’hui, et comment continuer à les situer par rapport à d’autres ? Les œuvres de Vieira da Silva ont été amplement commentées par la critique, tandis que Juana Francés est à peine connue en France. Mais leurs toiles possèdent un dénominateur commun sur lequel je souhaite me pencher : l’aspect tactile de l’espace, ou l’expérience liée à notre sens du toucher.
Cette particularité est plus flagrante dans le cas de Francés. Elle a commencé à utiliser le sable et les gravillons presque immédiatement dans sa propre version de l’Art informel. Grâce à cette technique, elle transformait une toile plate en une surface en relief. Ce procédé souligne la matérialité du pigment et la tactilité de la couleur qui occupe l’espace. Dès ses débuts, Francés a déclaré sans ambages que ses œuvres abstraites répondaient à un « besoin intime d’exprimer son univers ». Elle qualifiait ses peintures d’autoportraits. Dans le même temps, elle a choisi pour certaines de ces œuvres des titres aux connotations plutôt concrètes, « réalistes », dans lesquels le mot « tierra » revient fréquemment (Como la tierra (1962), est présentée dans cette exposition). Le terme « tierra » est riche de sens ; il peut signifier à la fois la terre, le sol, la poussière et le monde en général. Dans l’œuvre de Francés, il peut être considéré comme sa propre vision de la « matière » – l’un des aspects fondamentaux de l’Art informel. Cependant, à travers ce concept de « tierra », Francés nous place de manière plus explicite dans un contexte qui diffère radicalement de la simple fascination pour l’abstraction de la « matière » et la matérialité brute des toiles qui deviennent des clichés.
Cette facette tactile est beaucoup moins évidente dans les espaces-surfaces méticuleusement construits par Vieira et dans ses formes géométriques qui s’étirent, se dissolvent ou se projettent. Pourtant, à travers une analyse fascinante de son œuvre, Marsha Meskimmon aboutit au même constat et à une nouvelle interprétation intéressante de son travail. Dans son ouvrage intitulé Women Making Art: History, Subjectivity, Aesthetics[4], Meskimmon commente une œuvre pionnière de Vieira, baptisée « Library » (1949) et considérée comme une recherche fondamentale autour de la corporéité. Meskimmon en fait la lecture à travers le prisme des « savoirs situés » tels que définis par Donna Haraway. Ce postulat veut que toutes les formes de connaissance reflètent les conditions particulières dans lesquelles elles ont été générées. Les savoirs émanent toujours d’un sujet corporel situé dans l’espace, dans un contexte géographique et historique spécifique.
Dans Women Making Art, la polémique révolutionnaire lancée par Haraway contre un « regard conquérant venu de nulle part » est extrapolée et appliquée à la pensée géométrique non-conformiste de Vieira et aux formations mobiles et mutables de ses peintures. Vieira ne se contente pas de donner une illusion de tangibilité dans un tableau. Elle intègre le visuel dans le tangible et ancre la perspective dans la corporéité. Elle peint des « mouvements merveilleux de l’œil personnifié dans le monde ». Les effets optiques immersifs de Vieira « brisent la fausse « objectivité » des systèmes universels de perspective », mais aussi le formalisme moderniste. Ses peintures « se rapportent à des actes de vision dans un espace tactile ».
Nous commençons à peine à saisir les œuvres de ces deux artistes comme autant d’expériences qui constituent leur « place corporelle dans le monde ». Leurs compositions complexes, stratifiées sur des espaces denses, invitent à repenser les éléments traditionnellement associés à l’Art informel. Elles mettent particulièrement l’accent sur la relation entre l’effet tactile et la perception de l’espace pictural. Il nous reste à comprendre la manière dont elles appréhendaient le principe de la corporéité au vu des idées préconçues de leur époque autour des concepts de savoir et de sens, mais aussi au regard de leurs origines et leurs parcours. L’aspect tactile de l’espace avait pour elles une grande importance et elles considéraient toutes deux le corps non comme un objet mais plutôt comme une « situation ».
[1] Juana Francés: Informalism Was Also Female [cat. expo.]. Barcelona : Mayoral, 2020, p. 30.
[2] Ibid., p. 47.
[3] Ibid., p. 28.
[4] Marsha Meskimmon. Women Making Art: History, Subjectivity, Aesthetics. Londres : Routledge, 2003.