Zao Wou-Ki et Joan Miró : Affinités esthétiques
par Salomé Zelic
* Texte écrit pour le catalogue de l’exposition « Le plus jeune parmi nous tous : Zao Wou-Ki à propos de Joan Miró » (20 mai -23 juillet 2021, Mayoral, Paris).
Rares sont les occasions de rendre hommage aux liens privilégiés entre artistes qui révèlent l’esprit et l’émulation d’une époque aussi justement que ceux que partagèrent Joan Miró (1893-1983) et Zao Wou-Ki (1920-2013). En soulignant pour la première fois la trajectoire parallèle de ces deux artistes, pourtant nés à vingt-sept ans d’écart, leur relation faite d’admiration mutuelle et les conversations qui se jouent dans leurs œuvres respectives témoignent d’une époque où Paris était au centre de la vie artistique. La ville représentait alors un refuge pour la création, un accélérateur de révolutions esthétiques et sociales et surtout un lieu de rencontre entre les artistes venus y déployer leurs pratiques.
C’est donc à Paris que Joan Miró et Zao Wou-Ki se rencontrent au début des années 1950. De cette rencontre naîtra une longue amitié, fondée sur un respect mutuel profond, qui ponctuera leurs vies respectives avec des amis partagés, des voyages et des inspirations communes. C’est à la lumière de leur correspondance que l’on comprend le mieux la dynamique à l’œuvre entre ces deux grandes figures de l’art moderne. En 1978, Zao Wou-Ki adresse une aquarelle à son aîné catalan, à l’occasion de son 85ème anniversaire, avec cette dédicace : « Pour Joan Miró, le plus jeune parmi nous tous ».
L’inscription de Zao Wou-Ki interpelle et permet de comprendre la place que Joan Miró tenait dans son panthéon personnel, et par extension dans les cercles artistiques parisiens. Elle permet de souligner la pertinence continue de Miró pour la génération qui a suivi la sienne ; sa volonté constante de renouveau dans sa pratique, son énergie juvénile spontanée et son ouverture aux influences créatives qui l’entourent, qu’elles soient directement issues de la nature, de ses voyages ou encore de la génération montante de l’avant-garde. Le point d’orgue de ce dialogue réside dans la surprenante toile de Miró Peinture (Project pour une tapisserie) de 1974, qui démontre, entre autres, la connaissance et l’engagement envers l’Action Painting de la New York School qui étaient les siens. Cette œuvre dialoguera avec la délicate toile de Zao Wou-Ki, 17.02.71-12.05.76, qui témoigne de son attention particulière portée au geste et à la lumière. Elle permet également de souligner un autre point commun entre ces deux artistes puisque l’œuvre faisait partie de la collection personnelle de Jean Leymarie, commissaire privilégié de l’abstraction lyrique, qui sera le commissaire de la première grande rétrospective de Joan Miró en France en 1974, puis de celle de Zao Wou-Ki en 1981.
Joan Miró inspire et s’inspire sans différenciation, ce qui lui vaut évidemment la dédicace de Zao Wou-Ki et qui explique que ces deux artistes, issus d’horizons lointains l’un pour l’autre, se retrouveront sur de nombreux domaines de recherche esthétique, picturale et poétique.
Paris, lieu de convergence
Paris, berceau des grands mouvements d’avant-garde du XXe siècle, provoqua leur rencontre. À partir des années 1920, la ville prend des allures de bastion pour les jeunes artistes, poètes, peintres et sculpteurs qui viennent s’y former et s’épanouir. Ainsi se dessine une génération d’artistes français et étrangers, communément désignée comme l’Ecole de Paris, qui partagera une soif de liberté tant intellectuelle qu’idéologique. Pour Joan Miró et Zao Wou-Ki, Paris a constitué un rite de passage fondamental dans leur carrière. Ils y feront des découvertes et des rencontres essentielles, parfois partagées, comme celle du galeriste et marchand Pierre Loeb.
Joan Miró quitte sa Catalogne natale pour se rendre régulièrement à Paris à partir de 1921. Ses œuvres singulières reçoivent un accueil enthousiaste et, dès 1925, il devient un des artistes phare de la galerie Pierre, où il exposera presque chaque année jusqu’en 1938. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en 1939, Miró s’exile en Normandie, puis se réfugie en Espagne, avant de revenir régulièrement à Paris après 1945. S’il ne s’y installera jamais tout à fait, trop attaché qu’il est à sa terre catalane, il devient cependant une figure incontournable pour la jeune génération qui s’installe à Paris au lendemain de la guerre.
C’est dans ce contexte d’après-guerre que Zao Wou-Ki arrive à Paris, en 1948, depuis sa Chine natale où il a reçu une formation de peintre et de calligraphe. Avide de découvrir les avant-gardes de l’art occidental, il visite le Louvre où il se passionne pour l’œuvre de Francisco de Goya et de Rembrandt notamment. Il s’installe dans un petit atelier voisin de celui d’Alberto Giacometti et suit les cours de la Grande Chaumière. Comme le relève Françoise Marquet-Zao dans l’Autoportrait qu’elle cosigne avec Zao Wou-Ki, il est fascinant de voir que les artistes dont il va s’entourer naturellement deviendront « ceux qui vont compter » tels que Sam Francis, Norman Bluhm, Joan Mitchell, Jean-Paul Riopelle, Maria Helena Vieira da Silva, Hans Hartung et Pierre Soulages[1]. Le coup de foudre avec Paris est immédiat : « Jamais je n’ai ressenti pour une grande ville une telle soudaine affection. Vos camarades de travail deviennent instantanément des amis de toujours. »[2] De cette ville qu’il fait très vite sienne, il rayonne dans les pays voisins et explore les grands centres de l’art européen, et en premier lieu, l’Italie, Londres et l’Espagne dont il revient les carnets remplis de croquis de paysages délicats et saisissants.
À cette époque, Joan Miró, tout comme ses contemporains Max Ernst ou Hans Arp, fait figure de pionnier et engage volontiers la discussion avec la jeune génération. C’est ainsi qu’il rencontre pour la première fois Zao Wou-Ki à la galerie Pierre, en 1952. L’année précédente, Henri Michaux avait présenté Zao Wou-Ki à Pierre Loeb qui allait ainsi offrir un espace d’exposition à ce jeune artiste chinois lettré. Il reçoit rapidement le soutien de ses pairs, mais également de grandes figures de la modernité telles que Pablo Picasso, Alberto Giacometti et bien sûr Joan Miró. Ce dernier reconnait dans le travail de Zao Wou-Ki un écho à sa sensibilité picturale, qui tente de capturer l’essence poétique du réel. Et pour cause, un maillon commun a scellé leur trajectoire esthétique respective et fut une révélation pour les deux artistes : le travail de Paul Klee.
Le signe de Paul Klee
En effet, la découverte de Paul Klee agit comme une déflagration et une étape charnière qui marquera leur basculement définitif vers l’abstraction. Miró découvre le travail du peintre suisse à la faveur d’une promenade dans le quartier de la rue Blomet où il habite en 1924. Ses œuvres le persuadent alors que « l’activité artistique (est) une synthèse irréductible de l’art et de l’homme »[3] et que l’objet représenté n’est qu’une fonction du projet global de création. Il se met en tête lui aussi d’atteindre la forme à partir du chaos, suivant le précepte de Klee, « puisqu’au départ il se peut que moi-même je ne sois que chaos. »[4] C’est une étape qui lui donne confiance pour se libérer du cubisme, du fauvisme et s’affranchir du réel. Comme on le voit dans le Paysage catalan (Le Chasseur) que Margit Rowell désigne comme un tournant dans le travail de Miró, le peintre fait appel à des idéogrammes imaginaires, purement symboliques[5]. En découlera un répertoire plastique fait de signes qui gravitent entre eux selon une structure quasi stellaire. Miró revendique un acte créateur issu du vide, pour faire advenir la forme poétique.
Une déflagration similaire avec un impact tout aussi important s’opère en 1951 lorsque Zao Wou-Ki se rend à Berne à l’occasion de l’exposition de son travail à la galerie Klipstein, organisée par Nesto Jacometti. Il découvre les œuvres de Klee dans une galerie de la ville et ne pourra s’en détacher. Alors que l’enseignement de l’art occidental en Chine s’arrête peu ou prou à Jacques-Louis David (avec quelques incursions concernant les impressionnistes ou Marc Chagall) à l’époque où il y étudie, la rencontre physique et visuelle avec les œuvres de Paul Klee revêt une dimension initiatique. L’aquarelle qu’il achète alors restera dans sa collection personnelle toute sa vie, avant de faire partie de la grande donation de la collection personnelle de Zao Wou-Ki au musée l’Hospice Saint-Roch à Issoudun en 2015, orchestrée par Françoise Marquet-Zao. Représentant un jeu graphique autour des lettres du prénom Emma, l’œuvre Alte Inschrift permet à Zao Wou-Ki de comprendre qu’il peut utiliser les signes pour se détacher de la peinture du réel tout en gardant un pied dans la figuration. Le jeu des lettres dans la peinture de Paul Klee fait écho à sa formation de calligraphe, et lui permet enfin de franchir le seuil qui séparait encore l’Orient de l’Occident dans sa pratique artistique. Il raconte : « Je restais des heures à observer ces petits rectangles de couleur, ponctués de traits et de signes, ébahi par tant de liberté dans le tracé du trait et la poésie légère et chantante qui se dégageait de ces petits tableaux tout à coup devenus immenses par l’espace qu’ils savaient créer. Comment avais-je pu ignorer ce peintre dont les connaissances et l’amour de la peinture chinoise étaient évidents ? De ces petits signes tracés sur un fond aux multiples espaces, surgissait un monde qui m’éblouissait. »[6]
Tout comme Joan Miró en son temps, Zao Wou-Ki utilise les enseignements de Klee, son répertoire de signes, pour faire éclore une expression purement picturale, affranchie de la limite du sujet. Car tous deux ont l’ambition de trouver un langage qui leur permettra de transcrire l’émotion de la musique, de la nature qui les transcende et surtout, de créer un pont avec la poésie.
Peinture = Poésie
Cet éclatement du signe affranchi du signifiant permet d’ouvrir un portail vers la conquête de ce qui constitue la force créatrice pour ces deux artistes : la poésie. Puisant dans un répertoire de signes qui leur est propre, ils utilisent ces outils différemment pour atteindre leur but.
Joan Miró se sert de son folklore natal, de l’imagerie médiévale et des peintures murales de Catalogne, pour développer un nouveau langage pictural en schématisant toujours un peu plus les éléments qu’il représente. Dès 1923, la perspective disparait de ses peintures pour laisser place à des idéogrammes imaginaires qui peuplent ses toiles.
Quant à Zao Wou-Ki, il emprunte pour une série de peintures dites des oracles, réalisée au début des années 1950, des signes provenant d’une des plus anciennes formes d’écriture en Chine, ceux des inscriptions archaïques gravées dans les os oraculaires et sur les bronzes rituels de la dynastie Chang. S’inspirant de la qualité formelle et plastique de ces inscriptions hautement spirituelles, Zao Wou-Ki dissèque, réorganise et crée un répertoire de symboles uniques. Il abandonne complètement la peinture figurative. L’imagerie présente dans ses œuvres se libère, son utilisation de la couleur et de la lumière devient plus fluide et rythmée.
Le signe pour Zao Wou-Ki et Joan Miró est un outil qui contribue à la quête de l’harmonie et de la contemplation. Ainsi, comment ne pas voir dans la délicatesse des Constellations que Miró réalise entre 1940 et 1941, dans ces idéogrammes qui peuplent la surface du papier humecté à l’essence, un écho au « verger de signes »[7] qu’Henri Michaux évoque en décrivant les caractères qui constellent les toiles de Zao Wou-Ki à partir de 1954 ? Ces compositions stellaires sont autant de présences cosmiques permettant d’emprunter le portail de la poésie qui leur est si cher.
En effet, comme l’explique Jacques Dupin, Miró ne fait pas de différence entre la peinture et la poésie, affirmant : « mon œuvre est censée être un poème qui a été mis en musique par un peintre. »[8] La porosité entre ces deux domaines de création restera une constante tout au long de sa carrière, et il s’entoure d’amis poètes tels que Guillaume Apollinaire, Alfred Jarry, Blaise Cendrars, Paul Éluard, Tristan Tzara, sans oublier les Catalans J.V. Foix, Salvador Espriu, Joan Brossa et Salvat-Papasseit, qui s’ajoutent à son répertoire poétique peuplé des symbolistes comme Paul Verlaine et Rimbaud qu’il admire.
Il en est de même pour Zao Wou-Ki dont les premiers alliés seront Henri Michaux et René Char qui lui donneront l’assurance que son travail trouve un écho auprès de l’audience occidentale à laquelle il se confronte. Il dit lui-même : « Dans la peinture chinoise, peinture et poésie sont intimement liées au point qu’il n’est pas rare qu’un poème soit écrit dans une partie vide du tableau. J’ai lu de la poésie dès mon enfance. J’ai appris à la lire quand j’apprenais à écrire. Je ressens ces deux expressions comme étant de même nature, physiquement. »[9]
La sensibilité poétique est un des thèmes fondamentaux qui lie le travail de Joan Miró et de Zao Wou-Ki. Ainsi, lorsque que Zao Wou-Ki écrit à Miró en 1982, il lui propose de lui faire découvrir le travail d’un de ses maîtres, le peintre chinois Xu Wei (1521-1593), grand poète et calligraphe de la dynastie Ming qui fait figure de modèle dans l’histoire de l’art oriental. La préoccupation poétique, qui se révèlera protéiforme dans le travail de Joan Miró, permet de comprendre une partie de sa contemporanéité. Dans Peinture (Projet pour une tapisserie) réalisée en 1973-74 où il utilise l’empreinte de la main, il semble faire appel à plusieurs symboles qu’il convoque : « Les mains sont très bien inventées. Les rides de la main, les lignes de la paume de la main sont comme une étrange branche tombée dans la terre, elles sont pleines de poésie (…) les mains sont presque comme l’âme… » disait-il.[6] Si Miró voit dans ce motif un calligramme de l’âme, Peinture (Projet pour une tapisserie) permet aussi de comprendre son inépuisable créativité grâce à laquelle il put absorber et adapter les techniques et les leçons puisées chez la plus jeune génération pour les faire siennes.
Le geste
Réalisée en 1973-74, Peinture (Projet pour une tapisserie), témoigne de la créativité sans faille dont Joan Miró fait preuve dans les années qui précédent immédiatement la dernière grande rétrospective de l’artiste de son vivant au Grand Palais en 1974. Les peintures réalisées à cette période présentent une technique de plus en plus expressive. Miró savoure les expérimentations nouvelles qu’il se permet avec ses pinceaux guidés par un mouvement d’improvisation spontanée. Il manifeste dans ses toiles une vitalité exceptionnelle. Exemple frappant de l’abstraction de Miró à son apogée, cette œuvre combine une radicalité du geste avec des éclaboussures frénétiques et des gouttes de peinture, le collage de deux pièces de laine rouge et l’empreinte d’une main noire. Il s’agit, comme le commente Jacques Dupin, d’une composition qui «se déploie comme si le corps avait repris la tâche de la main de conduire l’énergie et les outils utilisés pour en décrire le sillon. »[11]
Peinture (Projet pour une tapisserie) permet également de mettre en lumière la trajectoire de Joan Miró et l’influence de ses voyages internationaux sur l’incroyable innovation artistique dont il fera preuve dans ses œuvres tardives. En 1959, il réalise son second séjour aux Etats-Unis pour assister à sa rétrospective au Museum of Modern Art de New York. Il renoue avec la jeune génération d’artistes rencontrés lors de son premier séjour en 1947, et qui connait alors le succès. La rencontre avec ces jeunes artistes et leur soif de spontanéité avait été un éveil crucial dans la carrière de Miró. Et tandis que plusieurs représentants de la New York School, notamment Robert Motherwell et Jackson Pollock, revendiquent la filiation de Miró et l’importance de son inspiration, ce dernier relate à Margit Rowell l’influence qu’ils ont eu sur lui : « Cela m’a montré les libertés que l’on peut prendre, et jusqu’où peut-on aller, au-delà des limites. D’une certaine manière, cela m’a libéré (…) Lorsque j’ai vu ces peintures, je me suis dit…. Tu peux y aller, vas-y ; tu vois bien que c’est permis ! »[12]
Joan Miró, comme beaucoup de ses contemporains européens et Zao Wou-Ki en particulier, trouvera ainsi dans l’Action Painting et dans les transgressions de la New York School, une impulsion qui donnera un nouveau souffle à sa pratique. Il renoue avec l’énergie de l’acte créateur, de l’irruption des formes et de la spontanéité. Si cette influence se fait sentir dans les toiles de Miró à partir des années 1960, Zao Wou-Ki lui aussi traverse l’Atlantique en quête de renouveau en 1957. Lors de ce séjour, il rencontre le marchand Samuel Kootz et se lie d’amitié avec des artistes tels que Franz Kline, Conrad Marca-Relli, Philip Guston, Adolph Gottlieb, Saul Steinberg, James Brooks ou Hans Hofmann. Ce voyage revêt une importance tout aussi cruciale dans le travail de Zao Wou-Ki que celui de Miró en 1959 ; sa matière picturale se fluidifie, son geste se libère et ses formats se font plus imposants, offrant une nouvelle dimension physique à ses toiles.
Bien que représentant deux générations différentes, Zao Wou-Ki et Joan Miró suivent des trajectoires parallèles, qui les conduisent à réinterroger leur pratique selon des paradigmes similaires, y trouvant des solutions esthétiques qui permettent de digérer les nouvelles données de l’avant-garde dans un répertoire qui leur est propre.
Le noir et le vide
Un autre déplacement viendra renforcer les interrogations que partagent Joan Miró et Zao Wou-Ki. En 1966, Joan Miró se rend au Japon pour assister à une importante rétrospective de son travail à Tokyo puis à Kyoto. Il raconte à Margit Rowell l’impact de ce voyage : « j’étais fasciné par le travail des calligraphes japonais et cela a définitivement influencé mes propres méthodes de travail. Je travaille de plus en plus en transe, je dirais presque toujours en transe de nos jours. Et je considère ma peinture de plus en plus comme gestuelle. »[13] La calligraphie japonaise instille de nouvelles préoccupations dans le travail de Joan Miró et fait écho à celles qui y étaient déjà présentes, comme la notion de vide, corollaire de l’usage de l’encre et du noir : « Un espace vide, un horizon vide, une plaine vide, une chose dépouillée, ça m’a toujours beaucoup impressionné… dans mes tableaux, ce qui compte, c’est l’espace vide peuplé par une toute petite chose : elle me donne le sentiment de l’immensité. »[14] Cette tension entre le vide et la matérialité se retrouve dès 1960 dans la toile Femme et oiseau V/X qui appartient à un rare groupe de dix tableaux peints sur des sacs en toile de jute grossière. Miró s’amuse de la rugosité de la toile, de la matérialité de cette surface qu’il incise de signes tracés au noir qui contiennent des espaces colorés. Il renoue alors avec une imagerie primitive et impulsive, avec des formes suspendues dans le vide qui rappellent les structures stellaires de ses débuts.
Cette texture sensuelle qui joue de l’économie de formes et des dynamiques de transparence n’est pas sans rappeler la pratique de l’encre et de la calligraphie au centre de l’histoire de l’art oriental. Une nouvelle fois, une corrélation temporelle est à l’œuvre entre les deux artistes puisque Zao Wou-Ki se réapproprie à partir de 1970 l’encre qu’il avait délaissée pour la peinture à l’huile. La plénitude qui se dégage de ces encres s’infusera ensuite dans les peintures, dont les compositions se font plus fluides et plus minérales. Ainsi au centre de 17.02.71-12.05.76, on remarque une texture travaillée par des signes incisés, presque calligraphiques dont la luminosité irradie le reste de la toile. Les espaces qui enserrent ce centre tellurique semblent habités par le vide mais après examen, révèlent une texture particulièrement travaillée et sensuelle. « Le Vide joue un rôle prépondérant et revêt un sens nouveau. On sait combien cette notion active du vide est essentielle pour la pensée et l’esthétique chinoise. (…) Pour Zao Wou-Ki, le vide est une surface plénière exigeant une matière plus complexe et plus travaillée que les autres parties, et dont la résonance change de pôle par rapport au vide trouvé de la peinture occidentale. »[15]
Artistes de la lumière et de l’espace, Joan Miró et Zao Wou-Ki ont partagé un parcours qui permet de comprendre les enjeux historiques et les forces artis-tiques à l’œuvre pour les artistes de leur temps. Traversés par des préoccupations communes, ils se croiseront régulièrement à Paris, mais aussi en Espagne où chacun occupe une maison-atelier dessinée par leur ami Josep Lluís Sert, grand architecte de la Fondation Maeght notamment. Pour Joan Miró d’abord, avec qui il collabore à de nombreuses reprises, il construit en 1956 un atelier à Palma de Mallorca qui sera à la hauteur des rêves et des ambitions de son ami. Ce lieu est un tournant pour Miró qui l’avait imaginé et souhaité ardemment : « Mon rêve, lorsque je pourrai me fixer quelque part, est d’avoir un grand atelier, non pas pour des raisons d’éclairage, lumière du nord, etc., auxquelles je suis indifférent, mais pour avoir de la place, beaucoup de toiles, car plus je travaille, plus j’ai envie de travailler. »[16] Quant à la maison-atelier de Zao Wou-Ki construite en 1967, elle fait partie d’un projet relatif à un ensemble de neuf villas imaginées, sur le cap de Punta Martinet de l’île d’Ibiza aux Baléares, dont celle de Sert lui-même. Accrochée aux flans d’une colline, la villa réinterprète subtilement l’architecture vernaculaire de l’île en l’associant aux principes du Modulor de Le Corbusier, en faisant un joyau de l’architecture de Sert. Pour chacun, l’ar-chitecte catalan va créer un écrin unique et exceptionnel pour abriter le travail, la rigueur et l’ardeur des deux artistes. Plus tard, lorsque ce même ami dessinera la Fundació Joan Miró à Barcelone, Zao Wou-Ki lui aussi souhaitera participer à cet ambitieux projet et fera don d’une toile magistrale 10.6.62 en souvenir de sa longue amitié avec Joan Miró en dépit des dizaines d’années qui les séparaient.
Considéré tout à la fois comme un égal, un mentor et une inspiration, le « plus jeune parmi nous tous » Joan Miró a su inspirer à Zao Wou-Ki, et à toute une génération d’artistes, une héroïque contemporanéité et un engagement artistique d’une justesse hors norme.
Dernier trait d’union entre Zao Wou-Ki et Joan Miró, le commissaire d’exposition et défenseur de l’abstraction lyrique Jean Leymarie décrit la vitalité fondamentale de Miró en 1974 au catalogue de la rétrospective qui lui est consacrée en ces termes :
« (…) Joan Miró, contemporain des cosmonautes et des hommes des cavernes, octogénaire au regard d’enfant dont le nom signifie voir et s’émerveiller. Nul peintre aujourd’hui n’a dans le monde entier expositions plus nombreuses et variées, acceptées comme autant de stimulations pour des élans nouveaux. (…) Le rappel éclatant du passé nécessairement inclus dans une commémoration de cette sorte, même infléchie en spectacle et en fête, a soulevé son énergie en la sommant de répondre aux fusées éprouvées de la rétrospective par de puissantes salves inédites, d’opposer au parcours accompli d’un demi-siècle, à la consécration des musées, ses audaces les plus récentes et le choc de leur surprise sur son plus vaste registre. Telle est la générosité du génie et sa démarche héroïque pour rompre l’histoire et se maintenir au présent. Le sens de la présentation des œuvres en est ainsi renversé, qui montre, dans son surgissement ou dans sa récurrence, une création toujours en acte. »[17]
Quatre ans après avoir écrit ces lignes, Jean Leymarie publiera la première monographie d’envergure consacrée à l’œuvre de Zao Wou-Ki avant d’organiser sa première grande exposition dans une institution muséale française au Grand Palais en 1981. De la confrontation des œuvres de Zao Wou-Ki et de Joan Miró surgit une synchronicité poétique qui défie le temps et les récits établis, pour faire émerger une archéologie de la modernité inédite dont les possibilités de conversations semblent infinies.
[1] ZAO, Wou-Ki et MARQUET, Françoise. Autoportrait. Paris : Fayard, 1988, p. 75-76.
[2] Cité dans : LEYMARIE, Jean et MARQUET, Françoise (documentation). Zao Wou-Ki. Paris : Édition Hier et Demain, 1978, p.17.
[3] PRAT, Jean-Louis (ed.). Joan Miró [cat. expo.] Martigny : Fondation Pierre Gianadda, 1997, p. 45.
[4] Cité dans : ROWELL, Margit. Joan Miró : Peinture=Poésie. Paris : Editions de la Différence, 1976, p. 45.
[5] Ibid.
[6] ZAO, Wou-Ki et MARQUET, Françoise. Autoportrait. Op. cit., p. 103.
[7] MICHAUX, Henri. Cité dans : ZAO, Wou-Ki et MARQUET, Françoise. Autoportrait. Op. cit., p. 103.
[8] DUPIN, Jacques. Joan Miró. Paris : Flammarion, 2012, p. 431.
[9] ZAO, Wou-Ki et MARQUET, Françoise. Autoportrait. Op. cit., p. 79.
[10] CELA, Camilo José (dir.). Dans : Papeles de Son Armadans, year II, vol. VII, no. XXI. Palma de Mallorca: Papeles de Son Armadans, 1957, p. 230.
[11] DUPIN, Jacques. Joan Miró. Op. cit., p. 339.
[12] Entretien avec Joan Miró par Margit Rowell. Cité dans : PRAT, Jean-Louis (ed.). Joan Miró [cat. expo.], Op. cit., p. 124.
[13] Traduit de : ROWELL, Margit (ed.). Joan Miró: Selected Writings and Interviews. Boston: Da Capo Press, 1992 (première publication : Boston : G.K. Hall, 1986), p. 279.
[14] Joan Miró en 1958. Cité dans : ROWELL, Margit. Joan Miró : Peinture=Poésie. Op. cit.
[15] LEYMARIE, Jean et MARQUET, Françoise (documentation). Zao Wou-Ki. Op. cit., n.p.
[16] MIRÓ, Joan : “Je rêve d’un grand atelier”. Originalement publié dans : XXe Siècle, Année 1, no. 2. Paris : mai-juin 1938, p. 27. Reproduit dans : ROWELL, Margit (ed.). Joan Miró: Selected Writings and Interviews. Op. cit., p. 162.
[17] LEYMARIE, Jean : “Introduction”. Joan Miró [cat. expo.] Paris : Grand Palais, 1974.
Après avoir travaillé comme critique d’art, Salomé Zelic a travaillé en tant que spécialiste du département d’art moderne et contemporain sud-asiatique de Christie’s New York de 2017 à 2020, et a passé trois ans chez Christie’s Paris dans le département d’art asiatique du xxè siècle et contemporain où elle a travaillé en étroite collaboration avec des fondations et experts d’artistes asiatiques ayant un lien avec l’Europe, et Paris en particulier. Elle a travaillé sur plusieurs projets avec les artistes Patrick Rimoux, Edgar Sarin, Marie-Luce Nadal et Nikhil Chopra, et sur plusieurs expositions dont Voir Paris: Une Aventure Chinoise en avril 2017 et avec le groupe de recherche La Méditerranée dont elle est membre. Elle a étudié l’histoire et les marchés de l’art moderne extra-occidental, en particulier sud-asiatique, ainsi que conduit une recherche sur l’artiste Shilpa Gupta, basée à Bombay.