- Barcelone

Juana Francés : l’informalisme était aussi femme

Mayoral présente « Juana Francés: Informalism Was Also Female » [Juana Francés : l'informalisme était aussi femme], la première exposition monographique à Barcelone sur l'artiste Alicantine (1924-1990). Organisée par Tomàs Llorens, l'exposition se concentre sur sa période informelle et présente une sélection de 14 œuvres, provenant de différents musées et collections privées, qui mettent en évidence la grande force et la liberté de création de celle qui a été la seule membre fondatrice femme du groupe El Paso.
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Juana Francés : l’informalisme était aussi femme

Être une femme artiste était  ̶ et reste ̶  une difficulté supplémentaire en termes de reconnaissance de la valeur artistique, mais cette difficulté était beaucoup plus accentuée au sein de la société patriarcale et sous le pouvoir répressif de l’Espagne franquiste. C’est dans ce contexte que, vers le milieu des années cinquante, Juana Francés se tourne vers une peinture abstraite, gestuelle et matérielle. Ce tournant, comme l’observe le commissaire dans son essai pour le catalogue de l’exposition, coïncide dans le temps avec celui d’autres peintres de l’époque et, de la même manière que pour ses contemporains, il est largement imputable à l’intérêt que portaient les artistes espagnols aux nouveaux courants artistiques qui se développaient à l´international : l’informalisme européen et l’expressionnisme américain.

L’artiste consolide sa période informaliste entre 1957 et 1962. Dans les œuvres de cette période, elle mélange sable et pigments avec d’autres matériaux plus denses pour obtenir des textures qui confèrent une certaine tridimensionnalité à sa peinture. Le volume subtil est souligné par la luminosité résultant de la superposition des couches de couleur avec une palette chromatique austère, ainsi que par les tons dorés de la terre, ce que les deux Sans titre (1959) du MACA illustrent parfaitement. Les compositions sont libres et dynamiques, avec des touches énergiques et impulsives, à mi-chemin entre l’art graphique de Franz Kline et le tachisme de Hans Hartung, deux de ses principales sources d’inspiration. On le constate avec le grattage noir de Como tierra, nº 51 (1959-1960) ou les coups de pinceau épais de la même couleur qui prédominent dans Algaiat (1960). Pour créer ces pièces expressives, Juana Francés le dit elle-même : « J’utilisais régulièrement des pinceaux épais ; les impressions étaient faites avec de grandes spatules. J’utilisais également l’arrosage gestuel, principalement pour déplacer le sable ; cela consistait à jeter de l’eau, avec ou sans couleur, sur les textures. Parfois, je semais le sable sur la base de colle acrylique, que je modifiais ensuite en produisant des rythmes à coups de pinceau. » [1]

Pour Tomàs Llorens, l’informalisme de Juana Francés présente une « pureté et un radicalisme qui n’ont pas manqué d’être remarqués par les critiques de l’époque. Et, surtout, le rejet de toute référence iconique et la concentration sur la tactilité la plus extrême transforment les tableaux […] présentés dans cette exposition en des présences radicalement ineffables. Des présences qui continuent de nous interpeller aujourd’hui, même si plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis qu’elles ont été réalisées. »  En plus d’être l’un des membres fondateurs du groupe El Paso et d’avoir signé son manifeste fondateur en 1957 – bien qu’elle l’ait quitté la même année -, Juana Francés jouira d’une reconnaissance en Espagne et à l’étranger. Sur le plan international, il convient de rappeler sa participation à différentes éditions de la Biennale de Venise (1954, 1960 et 1964), à l’exposition « Before Picasso; After Miró » au Solomon R. Guggenheim Museum de New York en 1960, et à la « Modern Spanish Painting » qui s’est tenue à la Tate Gallery de Londres en 1962.

Ainsi, comme le concluent Carles Guerra et Agustín Pérez Rubio dans la conversation tenue à l’occasion de cette exposition et reprise dans le catalogue, nous nous trouvons face à une créatrice qui a su s’approprier une pratique traditionnellement associée à la masculinité pour se revendiquer en tant qu’artiste et se hisser au niveau des homologues masculins de sa génération, parmi lesquels se trouvaient Manolo Millares, Antonio Saura, Antoni Tàpies et Eduardo Chillida, dont les œuvres ont également pu être vues à Mayoral lors des expositions de ces dernières années.

 

LE COMMISAIRE DE L’EXPOSITION

 
Tomàs Llorens Serra (Almazora, Castellón, 1936) est un historien de l’art et critique d’art espagnol. Diplômé en droit et en philosophie et lettres, il a été directeur de l’IVAM – Institut Valencià d’Art Modern, directeur du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía (MNCARS) et conservateur en chef du Museo Nacional Thyssen-Bornemisza de 1991 à 2005. En outre, il l’auteur de nombreux articles et essais sur la critique d’art, l’histoire de l’art du xxe siècle, l’architecture et la sémiotique, et il a été le commissaire de plusieurs des meilleures expositions qui ont été présentées en Espagne aux xxe et xxie siècles. Il reçoit la Médaille d’or du mérite des Beaux-Arts en 2007.

 

L’ARTISTE

 
Juana Francés (Alicante, 1924 – Madrid, 1990) étudie à l’Académie royale des beaux-arts de San Fernando à Madrid. En 1953, elle participe au Congrès international d’art abstrait organisé par l’Université d’été de Santander. Après une première étape caractérisée par une figuration géométrique, hiératique et symbolique, au milieu des années 1950, elle s’immerge dans le monde de la peinture abstraite et de l’informalisme. En février 1957, elle fonde le groupe El Paso aux côtés du critique José Ayllón et des artistes Rafael Canogar, Luis Feito, Manolo Millares, Manuel Rivera, Antonio Saura, Pablo Serrano et Antonio Suárez. A l’instar de plusieurs autres de ses membres, elle s’en sépare la même année, après avoir participé aux deux premières expositions du groupe (Madrid et Oviedo). À partir de 1963, elle revient à la figuration et réintègre la figure humaine pour se concentrer sur le problème du manque de communication de l’être humain. Depuis quelques années, différents chercheurs et historiens de l’art s’intéressent à nouveau à son œuvre. Parmi ses expositions rétrospectives les plus remarquables figurent celles organisées par la Caja de Ahorros de Asturias à Gijón (1994), le Musée d’art contemporain d’Alicante (1995) et l’IAACC Pablo Serrano de Zaragoza (2019).

 


[1] FRANCÉS, Juana. n.d. Dans : Juana Francés. Una voluntad investigadora [cat. ex.]. Zaragoza : Gobierno de Aragón, 2019, p. 4.

 
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