Nature abstraite
Nature abstraite
Mayoral présente une exposition qui met l’accent sur le rôle du paysage dans l’œuvre de Fernando Zóbel, en association avec trois grands artistes abstraits de l’après-guerre catalane qui eux aussi traitèrent de la nature avec une sensibilité particulière : Joan Miró, Antoni Tàpies et Joan Hernández Pijuan. Avec pour commissaire Alfonso de la Torre, elle rassemble 12 œuvres exécutées durant la période de 1962 à 1998.
Soulignant le contexte actuel d’urgence climatique, l’exposition rend compte du regard de Miró, de la posture de Zóbel et de celle de deux créateurs abstraits de l’après-guerre en Catalogne, Tàpies et Hernández Pijuan, à partir de leur intérêt pour la nature et le paysage, thème substantiel et récurrent de leur production. Ces artistes ont professé un grand amour pour la nature et pour tout ce qui en fait partie et nous entoure, aussi insignifiant que cela puisse paraître. Leur contribution à l’art de cette période a été fondamentale et, à l’instar de tous les grands artistes, leurs créations continuent aujourd’hui de nous émouvoir et de nous interpeler.
Après plusieurs tentatives figuratives, Zóbel —qui avait fait la connaissance de Jackson Pollock et auquel Mark Rothko, qu’il admirait, avait rendu visite lors de son exposition à la galerie Bertha Schaefer de New York, en 1965— se tourna bien vite vers l’abstraction. Selon Alfonso de la Torre: « […] ses formes installées dans l’espace semblaient liées au concept de temps, voire parfois capables de quitter la toile pour aspirer véritablement l’espace alentour ; signes, formes telles des calligraphies évoquant le monde oriental, dynamisme d’éléments héritiers du dessin, mouvement de formes tels que volutes, vols, ondes, cercles ou bien tracés comme laissés en permanent vibrato tombant de la toile, ou d’autres fois constellés dans le blanc, rejetant de l’apparence de leur image toute référence figurative ». Ici, les œuvres Anímula (1962) et La Palmera V (Le palmier V) (1975) nous renvoient à ces vols qu’évoque le commissaire de l’exposition. Comme l’écrit Fernando Zóbel lui-même : « En fin de compte, presque tout se transforme en paysage ». Nombre de ses titres nous transportent dans ce paysage, à preuve dans cette exposition les exemples Gestos / Otoño (Gestes / Automne) (1978) et Orilla 76 (Rive 76) (1982). Dans le cas de Cuatro semanas (Quatre semaines) (1982-1983), un tableau de son cycle « Otoño » (« Automne ») (1982), on dirait que la toile observe s’écouler la saison par le biais des quatre franges qui, telles des moments séquencés, entre octobre et novembre de cette année-là, expriment le passage du temps et les changements qui s’opèrent dans le paysage de Cuenca.
Initiateur du Museo de Arte Abstracto de Cuenca, inauguré en 1966, Fernando Zóbel a contribué à la réparation d’un monde marqué par la dictature franquiste. Parmi les exemples de liberté que nombre d’artistes de l’époque distinguaient alentour, il y avait Joan Miró. En relation avec cette liberté créatrice, l’exposition inclut une œuvre tardive, méconnue et expérimentale de Miró : Peinture (Projet pour une tapisserie) (1973-74) ; il s’agit d’une peinture gestuelle extrêmement spectaculaire qui donne un aperçu de son inépuisable créativité. Ici, les lignes des mains, les paumes, sont des symboles chargés de poésie, telle une branche pendant d’un arbre.
Zóbel a écrit qu’il remarquait que nos meilleurs exemples artistiques appartenaient, déjà dans les années soixante, à des collections étrangères, ce qui allait l’amener à collectionner la production des artistes d’El Paso aux côtés de ceux issus du milieu catalan, essentiellement dans le contexte du groupe Dau al Set. En 1967, à l’initiative de Rafael Santos Torroella, on présenta à Barcelone l’exposition itinérante « El Museo de las Casas Colgadas de Cuenca (Colección de Arte Abstracto Español) » (« Le Musée des Maisons suspendues de Cuenca (Collection d’art abstrait espagnol) »), qui comprenait des œuvres de Tàpies et Hernández Pijuan. Un catalogue original de cette exposition, au montage de laquelle Hernández Pijuan lui-même avait pris part, peut être consulté parmi les documents exposés ici. Le diptyque Dos espais horitzontals 1 i 2 (Deux espaces horizontaux 1 et 2) (1977) nous renvoie au diptyque Horitzontals (Horitzontaux) (1978) qui appartient à la collection du Museo de Arte Abstracto de Cuenca. Selon Juan Manuel Bonet, « Quand il a peint Horitzontals, tableau dépouillé et vide où il joue avec un nombre minime d’éléments, Hernández Pijuan était axé sur le concept de paysage ou, pour le dire avec ses propres mots, en quête de « moments de couleur pour définir un paysage ».
Robert Rosenblum (1927-2006) dans « The Abstract Sublime[1] » (« L’abstrait sublime ») posa de manière contemporaine la fameuse thèse reliant la naissance de l’abstraction picturale et l’esprit du paysage, tout particulièrement celui du xixe siècle et la tradition romantique du nord de l’Europe et de l’Amérique. Pour Rosenblum, le sublime pouvait s’appliquer à l’art comme à la nature : une de ses expressions capitales allait d’ailleurs être la peinture, la représentation de paysages sublimes. Ces artistes travaillèrent réellement au cœur de la nature : Zóbel et son studio à Cuenca, face au site de la Hoz del Júcar; Hernández Pijuan et le souvenir des champs de Folquer; Miró et le paysage de Montroig ou de Majorque ; et Tàpies, à Campins, dans le massif du Montseny. Ce dernier, dans les années soixante, s’intéressa tout particulièrement à la question de l’objet du quotidien, qu’il intégrait à la texture du tableau ou encore évoquait en termes figuratifs. Matèria amb cordes (Matière avec des cordes) (1977) est une œuvre austère caractérisée par la présence de ces cordes, qui y jouent un rôle majeur. Comme un manifeste en faveur des choses les plus simples et insignifiantes. Tàpies, pour qui la rencontre avec Miró fut décisive, partagea avec lui non seulement l’intérêt pour les matériaux pauvres et tout ce qui nous entoure dans la nature, mais encore pour la poésie et le monde oriental.
[1] ARTnews59, nº 10, New York, II/1961, pp. 38-41.
LE COMMISSAIRE
Alfonso de la Torre est un spécialiste de l’émergence de l’abstraction dans la période d’après-guerre et du développement du Museo de Arte Abstracto, et a été commissaire de plusieurs expositions à ce sujet : « El grupo de Cuenca » (Madrid, 1997) ; « El grupo de Cuenca » (Burgos et Pampelune, 1998) et « Cuenca : Cuarenta años después (1964-2004). La poética de Cuenca » (Madrid, 2004). Il a collaboré à l’exposition « La ciudad abstracta. 1966 : El nacimiento del Museo de Arte Abstracto Español » (Cuenca, 2006). Il est également l’auteur de nombreux textes monographiques sur Zóbel et le Groupe de Cuenca. Après avoir compilé les catalogues raisonnés de Millares, Rivera et Palazuelo, il vient de terminer celui consacré aux peintures de Fernando Zóbel, qui sera publié cette année, en 2021.
Il a été commissaire de plus d’une centaine d’expositions, il a publié des essais et des poèmes et il a donné des cours dans différentes universités et institutions. Pour la galerie Mayoral, il a été le commissaire, avec Elena Sorokina, de l’exposition « Millares : Building Bridges Not Walls » (2017), en 2019, « Zóbel-Chillida. Chemins croisés » ; et en mars 2021, « Zóbel et les grands artistes de l’après-guerre ». Il est membre de l’Association internationale des critiques d’art (AICA).