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Fernando Zóbel. Une forme secrète de la vision | Alfonso de la Torre

Parmi les nombreux portraits photographiques réalisés de Fernando Zóbel de Ayala (Manille, 1924-Rome, 1984) après son installation à Madrid à la fin des années 1950, l’évocation nous ramène à 1962 et à une tétralogie d’images de Fernando Nuño[1], photographe officiel du Museo de Arte Abstracto Español de Cuenca (1966) et de notre génération abstraite. J’en décris la première : dos à l’objectif, un fragment du torse du peintre, seringue d’encre à la main, toile immaculée devant lui. Corps en tension devant le chevalet, l’artiste semble détaché de l’acte, comme attendant une décision de sa main. Ce sera la couverture du catalogue de l’exposition de Nuño à l’Ateneo de Madrid, un photographe apparemment déterminé à montrer des artistes sur le point de  s’évaporer. Ce portrait de Zóbel était aussi le symbole d’un drame en trois actes, puisque d’autres photographies de la même publication montreront, comme dans un travelling, la rencontre définitive de la seringue avec la toile[2]. Ce moment d’attente, comme quelqu’un qui tente une prière, était une réflexion sur quelque chose d’absent, prêt à prendre forme, représentation et signification, évoquant ce que notre artiste a expliqué ainsi : « À vrai dire, je ne suis pas capable de m’exprimer sans penser d’abord. »[3] Une plénitude de la connaissance et de la disposition des images picturales qui, cependant, semble se conclure par l’absence apparente du langage lui-même, comme s’il connaissait une manière secrète d’affronter la vision, telle une apparition prête à disparaître, en déplaçant le contemplateur vers sa propre angoisse pour, de là, l’en libérer.

Ces photographies m’ont fait penser, bien sûr, à celles, bien connues, d’Ugo Mulas et de Lucio Fontana, rituel dans le silence de l’atelier, face à la toile ; ensuite, il en resterait la déchirure. En regardant les tableaux de Zóbel exposés aujourd’hui, Azul sobre pardo (Bleu sur brun) ou Celina (Celina) (1959), on peut voir comment le pigment a été étalé avec la seringue sur la toile, telle une impulsion suspendue à la manière, comme le disait l’artiste, « d’une improvisation émotionnelle »[4]. Et cet instrument singulier, protagoniste, lui a permis « de trouver le moyen de dessiner à l’huile des lignes longues, fines et contrôlées (…) son maniement est simple et en même temps sensible.  C’est toujours l’un de mes outils de dessin préférés »[5]. La rencontre de la ligne tracée avec la seringue et des balayages avec les pinceaux secs, « transformait la qualité linéaire (et) suggérait la direction, la vitesse, la lumière, voire même le volume »[6], tout en clignant de l’œil vers « des maîtres comme Kline ou De Kooning »[7]. Bien qu’au fil des années une transformation se soit opérée dans son univers pictural, l’essence linéaire a persisté, comme il l’a montré dans ces hommages aux espaces suspendus de la peinture flamande, mis en évidence, ici, par son tableau Variante barroca (Variante baroque) (1969) ou ses visions linéaristes du paysage, comme Marina (Marina) (1974).

Une autre photographie de Nuño montre Zóbel dans son atelier madrilène, au centre de l’image, bras croisés et semblant incarner un instant de pleine puissance du peintre, entouré de tableaux en noir et blanc à la manière d’un theatrum orbis terrarum. Il semblait avoir réalisé ce souhait exprimé des années auparavant pour son avenir : « quelle vie : vivre entouré de livres et de tableaux, peindre et écrire. La vie d’un moine enchanté »[8].  C’est ainsi que Claudio Bravo l’a dessiné durant l’été 1963, un portrait optique de Zóbel portant un habit de l’ordre de l’enchantement, auratique et fantasmatique. Notre peintre avait atteint cette plénitude après une étape timide d’un certain fauvisme antillais ou la rencontre avec l’œuvre de Georgia O’Keeffe[9] vue en 1946 au MoMA. Grâce aussi à la connaissance précoce de l’art brut expliquée par l’excessif Alfonso Ossorio[10] et à la peinturede Mark Rothko découverte très tôt à Providence (1955)[11]. Ce fut l’impression majeure, la décision qui le conduisit définitivement vers la peinture abstraite, les nine paintings de Rothko exposées ayant suffi à transformer sa vie.

Tout au long de sa carrière, Zóbel exercera une abstraction qui, enracinée dans l’évocation de la nature, lui permettra d’utiliser bien vite le très convoité « pinceau à peindre le brouillard », prêt dans son atelier depuis 1949, ou de s’occuper de ce livre de peinture qui lui apprenait « comment faire les rochers, les arbres, les montagnes, que sais-je encore »[12]. On le voit, la question des instruments de peinture, seringues, brosses et pinceaux, règles et échantillons de couleurs, mais aussi des supports (toiles, châssis et papier), des outils de peinture et des pigments, s’impose tout au long de la carrière de Zóbel comme une véritable investigation formelle.

Si la peinture était pour l’artiste une prédilection, entre sa première toile en 1946, une copie de Vincent Van Gogh, et sa dernière en 1984, évoquant un pont évanescent sur la rivière Huécar[13], Fernando Zóbel s’est montré un artiste total, peintre et dessinateur et chercheur de techniques graphiques[14]. Journaux intimes, carnets de notes et photographies complètent l’esquisse de l’immensité de son corpus créatif personnel. Cependant, dans ces allers et venues à mon étagère, je pense que je devrais mentionner les ouvrages publiés à son propos, lesquels, on le ressent, ont été édités par ses soins et sous sa responsabilité. Je pense aux grands livres de l’époque, comme la triade de monographies zobéliennes poétiques écrites par : Mario Hernández, José Miguel Ullán et Pancho Ortuño[15]. Il faut ajouter à cela la très belle monographie : Zóbel: La serie blanca (Zóbel : la série blanche) (1978), de Rafael Pérez-Madero[16], ainsi qu’une expérience cinématographique contemporaine[17]. J’écris toujours que ce dernier livre était l’un des volumes les plus soignés sur l’art, traduit en anglais, imprimé dans les années soixante-dix encore très mornes (pour le monde de l’édition espagnole). Ajoutons à tout cela les volumes consacrés à ses propres photographies. N’oublions pas non plus ses écrits critiques, portant sur des textes monographiques à propos d’artistes ou de mouvements ; mentionnons aussi son beau bréviaire de citations sur la peinture « et autres choses »[18].

En juin 1977, lorsque Zóbel ouvre sa première exposition personnelle à Paris, à la Galerie Jacob, dans la rue du même nom[19], le critique Jean Marie Dunoyer souligne dans Le Monde les qualités de sa peinture, cette nudité du paysage poussée jusqu’à l’évanescence qui, pourtant, s’inscrit dans le réel : « Des paysages nacrés, vaporeux, translucides, intensément poétiques, qui sont tous localisés (…) Qu’on ne se laisse pas prendre au piège d’une apparente imprécision. Rien n’est plus solidement construit. Qui ravit le spectateur et le plonge en pleine euphorie »[20].  En plus de souligner la surprise de cette première exposition parisienne, les critiques s’accordent à observer la rare délicatesse de son travail, vaporeux et transparent, avec une fluidité qui cache une construction rigoureusement élaborée : « comme certains de ces proverbes orientaux à double sens (…) ils représentent deux visions : l’une globale, l’autre méticuleuse »[21].

Un artiste-collectionneur qui était un véritable activiste[22]. J’ai déjà écrit que je considère l’élaboration de sa collection, rassemblée dans notre premier musée démocratique, qu’il a créé, comme une action créatrice de plus. Et, évoquant John Cheever dans ce Yaddo de Saratoga Springs, une autre communauté créée par des artistes, je conclus : Fernando Zóbel, comme sa lumière brille ![23]

 

NOTES

[1] Fernando Nuño (Madrid, 1938-Málaga, 1996). Comme on le sait, il est l’auteur des photos inaugurales (1er juin 1966) du Museo de Arte Abstracto Español de Cuenca.

[2] Couverture de la publication.  JIMÉNEZ, Salvador.  F. Nuño.   Madrid : Cuadernos de Arte del Ateneo de Madrid, nº 97, 1962.

[3] PÉREZ MADERO, Rafael : « Conversations avec Fernando Zóbel ». In : Zóbel:  La serie blanca. Madrid : Ediciones Rayuela, 1978, p. 24.

[4]  Ibid. p. 17.

[5]  Ibid. p. 19.

[6]  Ibid. p. 21.

[7]  Ibid. p. 24.

[8] ZÓBEL, Fernando.  Diarios (1948-1949).   Vol. 1, p. 20, pro manuscripto.   Avec l’aimable autorisation de la Fondation Juan March, Madrid.

[9] The Museum of Modern Art, Georgia O’Keeffe, New York, 14 mai – 25 août 1946.

[10] Artiste lié à diverses nationalités, Alfonso Ossorio (Luçon, Manille, 1916 – New York, 1990).  Bien que né aux Philippines, avec des ancêtres chinois et hispaniques, il a grandi, étudié et vécu en Angleterre, puis aux États-Unis, dont il a acquis la nationalité et où il a été retrouvé par Zóbel.

[11] Gallery of Art Interpretation-The Art Institute of Chicago, Recent Paintings by Mark Rothko, Chicago, 18 octobre-31 décembre 1954. Montée ensuite au Museum of Art, Rhode Island School of Design, Providence sous le titre Paintings by Mark Rothko, 19 janvier-13 février 1955.  Parfois intitulée Paintings by Rothko.

[12] Cela se passe le 24 août 1949 : « On dirait un pinceau pour peindre le brouillard (…) aussi un livre de peinture qui montrerait comment faire des rochers, des arbres, des montagnes… que sais-je encore ». ZÓBEL, Fernando.  Diarios (1948-1949).   Op. cit. p. 27.

[13] La première peinture, une copie de « Champ de blé avec cyprès » (1889), de Vincent Van Gogh (1946) et l’autre intitulé : « Huécar-Le pont » (26/V/1984).

[14] Entre 1954 et 1984, il exécuta deux cent trente-et-une estampes à l’aide de diverses techniques : eau forte, lithographie et sérigraphie, essentiellement.

[15] HERNÁNDEZ, Mario. Fernando Zóbel: el misterio de lo transparente.  Madrid : Ediciones Rayuela, Collection Maniluvios, nº 10, 1977 ; ORTUÑO, Pancho.  Diálogos con la pintura de Fernando Zóbel.  Madrid : Theo Ediciones S.A., Collection  Arte Vivo, 1978 et ULLÁN, José Miguel. Zóbel/Acuarelas.  Texte : « Manchas nombradas/Líneas de fuego ».  Madrid : Ediciones Rayuela, 1978.

[16] PÉREZ MADERO, Rafael-ZÓBEL, Fernando.  Zóbel : La Serie Blanca.  Madrid : Ediciones Rayuela, 1978.

[17] « Zóbel, un tema » (1974).  Production et direction : José Esteban Lasala. Scénario : Rafael Pérez-Madero.  Texte de José Hierro.

[18] ZÓBEL DE AYALA, Fernando.  Cuaderno de apuntes sobre la pintura y otras cosas.  Colección de citas recogidas por Fernando Zóbel. Madrid : Galerie Juana Mordó. 1974. Couverture des frères Blassi.  Typographie de Joaquín Sáenz et Manuel González.  Imprimé par Gráficas del Sur. Réédité en 2002 par la Fondation Juan March, Madrid.

[19] Galerie Jacob, Zóbel-Aquarelles, Paris, 7 juin-juillet 1977.

[20] DUNOYER, Jean-Marie.  Formes.  Paris: « Le Monde », 25/VI/1977.

[21] DE LA GRANDVILLE, Léone Nogarède.  Zóbel.  Paris : « Les  Nouvelles Littéraires », 16-23 juin 1977.

[22] Comme on le sait,  son esprit de collectionneur ne s’intéressait pas uniquement à la peinture espagnole, mais aussi à diverses écoles artistiques.

[23] CHEEVER, John. Diarios. Barcelone : Literatura Random House, 2018, p. 442

 

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