Entretien à Joan Punyet Miró
par Salomé Zelic
* Texte écrit pour le catalogue de l’exposition « Le plus jeune parmi nous tous : Zao Wou-Ki à propos de Joan Miró » (20 mai -23 juillet 2021, Mayoral, Paris).
Salomé Zelic (SZ) : D’après vous, Miró possédait-il certains traits de caractère ou se livrait-il à certaines pratiques créatives qui lui ont valu de se maintenir constamment au premier plan de l’art d’avant-garde ?
Joan Punyet Miró (JPM) : Miró était un travailleur infatigable, qui faisait preuve d’une grande constance et d’un esprit très innovant. Non-conformiste, autocritique et courageux, il cherchait toujours à se per-fectionner et à s’imposer des défis. Picasso, avec qui il a entretenu une amitié tout au long de sa vie, lui a dit un jour : « Après moi, c’est toi qui ouvres une nouvelle porte ». Je me souviens que quelqu’un a affirmé que Picasso était l’artiste du XXe siècle et Miró celui du XXIe. Il faut également souligner que certains peintres parmi les plus importants de l’expressionnisme abstrait ont reconnu leur grande dette envers Miró et l’ont exprimé ouvertement. C’est une prouesse que de parvenir à rester au premier plan de l’art d’avant-garde pendant toute une carrière et une vie aussi longues.
SZ : Pensez-vous que, pour Miró personnellement, l’idée de rester « pertinent » ou « dans l’air du temps » en tant qu’artiste était importante ou est-ce la conséquence de sa pratique plutôt qu’un but en soi ?
JPM : Je pense qu’on peut facilement répondre à cette question par un exemple. Sa rétrospective au Grand Palais (Paris, 1974) a permis à Miró de renouer avec une partie de ses œuvres qu’il avait perdues de vue depuis longtemps et de les comparer à la nouvelle perspective offerte par ses œuvres plus récentes (dont ses toiles brûlées suspendues du plafond). Un an plus tard, il déclarait au critique d’art et professeur Georges Raillard :
« Je suis allé au Grand Palais à un moment où il n’y avait personne. Je me suis mis dans la peau d’un critique d’art plutôt sévère. L’ensemble des œuvres exposées m’a beaucoup ému. Sans m’attarder sur les détails, j’ai observé toute l’étendue de mon travail. J’avais clairement l’impression d’avoir travaillé avec honnêteté […] », avant d’ajouter « Je me sens de plus en plus libre. C’est une liberté absolue. Je me fiche de ce qu’on dit, je me fiche de tout ! »
SZ : Selon vous, que signifiait pour Miró la notion « d’anti-peinture » lorsqu’il l’a évoquée pour la première fois ? À votre avis, cette notion a-t-elle évolué au cours de sa carrière ?
JPM : Dans les années 1930, Miró était un artiste de renommée internationale, et c’est à cette époque qu’il a commencé sa série d’œuvres qualifiées « d’assassinat de la peinture ». Il abandonne délibérément l’idée d’être un « peintre » pour s’adonner à d’autres techniques telles que le collage, le dessin sur des surfaces peu conventionnelles, l’expérimentation de textures et la production d’une série de sculptures appelées « objets », assemblées à partir de matières glanées çà et là. Dès lors, bien qu’il revienne à la peinture, Miró souhaite faire des expériences avec différents moyens et supports. « L’anti-peinture » se voulait une réaction aux canons de la peinture traditionnelle.
SZ : Pensez-vous que ses voyages à l’étranger, comme ceux aux États-Unis et son séjour au Japon dans les années 1960, par exemple, ont affecté d’une certaine manière son travail et sa technique, comme son utilisation de la couleur noire ?
JPM : Miró s’est rendu aux États-Unis pour la première fois en 1947 en vue de travailler sur une peinture murale pour l’hôtel Terrace Plaza à Cincinnati. Il s’y rendrait à plusieurs reprises au cours des vingt années suivantes pour différentes missions. L’influence de New York est palpable dans l’œuvre de Miró. Tout comme il a lui-même servi de référence aux expressionnistes abstraits, les œuvres de grand format et de dripping qu’il a produites à partir des années 1960 ont été clairement influencées par les Américains.
Ses voyages au Japon en 1966 et 1969 se soldent par un succès immédiat ; il est d’ailleurs reçu par les foules à son arrivée à l’aéroport. Miró racontera plus tard à Georges Raillard qu’il a été impressionné par le Japon et que ses séjours ont eu un effet durable sur son travail. Il admirait le travail des calligraphes et la délicatesse des papiers et des pinceaux. Il existe également des similitudes entre la gestualité de Miró et la peinture et la calligraphie orientales.
SZ : Miró semble avoir noué des amitiés avec des artistes et des écrivains de nombreux pays différents et de différentes générations. Quelle était l’importance de ces relations pour lui, tant sur le plan personnel que sur le plan artistique ?
JPM : Il était aussi l’ami des poètes, des musiciens, des compositeurs et d’autres créateurs. Dès le début, il a tissé des liens avec des écrivains et des poètes catalans. Peu après, il a découvert les artistes français, qui sont rentrés dans son cercle d’amis. L’intérêt qu’il porte à la littérature et à la musique se retrouve dans son œuvre. Miró racontait que, lorsqu’il arrivait à son atelier, il lisait Lautréamont et Rimbaud puis, de retour chez lui l’après-midi, il écoutait de la musique. Il a illustré de nombreux livres (Alberti, Foix, Breton, Éluard, Tzara, etc.) et des couvertures d’album (Varèse, Raimon). La lecture et la musique l’aidaient dans son travail. Par ailleurs, il s’est également livré à plusieurs réflexions dans ces domaines en rapport avec ses projets.
SZ: SZ : Nous avons décelé certains points communs entre Miró et Zao Wou-Ki dans leurs relations, à travers des amis, des mécènes et des négociants tels que Josep Lluís Sert, Jean Leymarie et Pierre Loeb. Ils partageaient également le même intérêt pour la poésie, le geste et la lumière. Pensez-vous que leurs œuvres ont encore d’autres choses en commun ?
JPM : En plus des points soulevés dans votre question, je pourrais ajouter que tous deux sont des artistes reconnus, et on pourrait évoquer un parallélisme dans leurs signes lyriques et l’utilisation de l’espace, dans l’intensité du tracé et la pureté de la couleur, et dans le rôle important du noir, qui envahit l’espace pictural avec l’aide du hasard.
SZ : Comment interprétez-vous la dédicace de Zao Wou-Ki à Miró, « le plus jeune d’entre nous » ?
JPM : Il s’agit d’une dédicace chaleureuse parmi tout un éventail de présents offerts par des artistes, des écrivains et des amis de Joan Miró à l’occasion de son 85e anniversaire. Tous ces hommages ont ensuite été rassemblés dans une monographie extraordinaire parue dans le journal Ultima Hora (Palma de Majorque). Zao Wou-Ki étant nettement plus jeune que Miró, cette phrase revêt une importance particulière. Mais je pense que c’était un sentiment généralisé parmi les contemporains de Miró, dont Alexander Calder, qui le qualifiaient de jeune sculpteur, alors qu’en fait son engagement dans la sculpture remonte à la fin des années 1960 et aux années 1970.