Maria Helena Vieira da Silva est née à Lisbonne le 13 juin 1908 dans une famille de la haute bourgeoisie éclairée. Elle a passé ensuite les toutes premières années de sa vie en Suisse où son père était ambassadeur. Il meurt quand elle a trois ans et elle rentre avec sa mère à Lisbonne. Elle sera dès lors élevée dans la famille de sa mère, dont le père, José Silva Graça, républicain convaincu, fut le fondateur du grand quotidien O Século. Ils habitaient une vaste demeure en ville, le « palacete » Silva Graça. Il se trouve que ce « petit palais » , entouré d’un grand jardin, fut transformé en hôtel de luxe en 1931 par l’autre gendre de Silva Graça, José Rugeroni, premier grand représentant de Rolls Royce au Portugal. Or, en 1942, le milliardaire arménien Calouste Gulbenkian vint habiter l’hôtel et y résida avec sa famille et ses collaborateurs jusqu’à sa mort en 1955, laissant ensuite au Portugal, sous forme d’une Fondation créée dès 1956, les trésors artistiques de sa fabuleuse collection. En 1983, la Fondation Gulbenkian ouvre une annexe qui deviendra un Centre d’Art Moderne avec, entre autres, un ensemble important d’œuvres de Maria Helena Vieira da Silva. La boucle est bouclée !
Le 13 juin, Lisbonne commémore saint Antoine, né à Lisbonne en 1195, issu d’une famille noble, qui devint compagnon de François d’Assise après 1221, et mourut à Padoue, précisément le 13 juin 1231.
Le 13 juin 1888 est aussi la date de naissance à Lisbonne de Fernando Pessoa, auteur d’une œuvre poétique majeure que Maria Helena Vieira da Silva aimait évoquer. Comme, d’ailleurs, elle aimait rappeler les fêtes populaires lisboètes de la Saint-Antoine, surtout après le retour de la démocratie au Portugal en 1974.
De la veine républicaine de son grand père, elle garda toute sa vie des convictions démocratiques et ouvertes sur le monde. Après ses études et une première formation artistique au Portugal, elle vint, en 1928, accompagnée d’abord par sa mère, étudier à Paris. Elle entre à l’Académie de la Grande Chaumière et participe à la foisonnante vie artistique parisienne. En 1930, elle épouse le peintre d’origine hongroise Arpad Szenes, qui la peindra souvent… en train de peindre. C’est ce qui la caractérise. C’est aussi l’année de sa première grande participation à une exposition collective à Lisbonne avec tout ce que le Portugal comptait alors de peintres et de sculpteurs. Les années 1930 seront, d’ailleurs, très fructueuses, aussi bien avec la galerie Jeanne Bucher, à laquelle elle restera liée ensuite toute sa vie, qu’avec d’autres milieux artistiques. En même temps, en 1935, Arpad et elle rejoignent l’association artistique et intellectuelle Les Amis du Monde, où l’on concevait des formes de résistance à la montée des fascismes et des extrêmes-droites en Europe. Pendant la Seconde Guerre, le couple part au Portugal, brièvement, puis se réfugie à partir de 1940 au Brésil d’où ils reviennent en 1947. Entre-temps, Maria Helena aura eu sa première exposition à New York, en 1945. C’est un couple en quelque sorte apatride : Arpad a perdu sa nationalité et Marie Helena a été déchue de la sienne par mariage malgré des demandes réitérées auprès des autorités portugaises qui refusent de la lui rendre pour des raisons politiques, le pays étant gouverné par une dictature d’extrême droite. En 1956, la France accordera au couple la nationalité française. C’est à ce moment-là que Maria Helena et Arpad achètent la maison du 34, rue de l’Abbé Carton. C’est aussi dans ces années, fin 1950 puis 60 et 70, qu’elle se lance, sans jamais cesser de peindre et de dessiner sur papier, dans la création sur d’autres supports comme la tapisserie, le vitrail (notamment pour l’église Saint-Jacques à Reims, vers la fin des années 60, rappelant les répétitions à l’infini de formes géométriques, par exemple dans ses bibliothèques) et, plus tard, les parois en azulejo, carreaux de faïence à la portugaise (citons le décor de la station de métro de la Cité Universitaire de Lisbonne, en 1988, où elle revient même à la figuration explicite). Elle expose un peu partout en Europe, au Brésil et en Amérique Latine, puis de nouveau à New York. Elle est heureuse, après la Révolution des Œillets de 1974, de pouvoir revenir au Portugal à son aise, elle qui aimait se promener dans la montagne de Sintra, à travers le dense labyrinthe de la forêt s’ouvrant sur l’Atlantique, l’eau et la lumière. Et regarder Lisbonne. Quand, depuis l’enfance, on parcourt les rues de la ville, on intègre le géométrisme des pavés de calcaire blanc (et les dessins en pavés de basalte noir) qui sont le sol même de son urbanisme J’ai toujours trouvé qu’il y avait dans certaines de ses peintures un rappel de ce dessin comme de cet « entassement » géométrique de maisons qu’offre la vue des collines de la ville lorsqu’on les contemple depuis celles d’en face. Fernando Pessoa, dans le Livre de l’Intranquillité, l’avait observé lui aussi. Tout comme elle aimera l’empilement des livres dans les « Bibliothèques » depuis la première, peinte en 1949, jusqu’à celle dite « en feu » en 1974. On sait que son grand père possédait une immense bibliothèque et que Maria Helena était, depuis l’enfance, une grande lectrice. On sait qu’elle a illustré des livres, notamment pour le poète René Char. On peut aussi voir dans ses « Bibliothèques » un monde fantastique, avec ces trouées de lumière ou ces spirales aspirant tout vers l’infini. Là aussi, ne serait-ce qu’en revenant à la date du 13 juin, une boucle harmonieuse est bouclée.
L’évolution de son art, qui peut se voir comme un chemin de la figuration à l’abstraction, en passant par des clins d’œil au cubisme, voire quelques captations d’autres formes d’expression, frappe cependant par la précision géométrique, les effets de couleur et de transparence, les fuites vers un point lointain, ou les ruptures par la lumière qui sautent à la vue de qui regarde. À la fin des années 50, sur les toiles peintes chez elle, rue de l’Abbé Carton, à Paris, on peut voir le maintien de cette précision géométrique quasi abstraite avec une trouée de lumière ou l’ouverture de l’espace qui aspire vers l’infini. On assiste également au traitement de la toile en lignes verticales, parfois obliques, d’autres fois mouvantes, laissant des espaces blancs afin de donner à ces traits, souvent bleus, gris anthracite, parfois ici et là subtilement colorés, une évidence dans la lumière, un déchirement, en tout cas une écriture.
En fait, la maison de la rue de l’Abbé Carton était divisée en deux édifices, celui donnant sur la rue, l’habitat proprement dit, où elle aimait recevoir pour un thé, un repas, Arpad présent ou ailleurs, à l’étage ou dans son propre atelier. À l’arrière, une petite cour menait à la deuxième maison, son atelier à elle, vaste et haute pièce blanche avec tout son matériel, des meubles pour conserver ses toiles et ses travaux sur papier et un équipement hi-fi pour écouter de la musique. Elle m’y conviait parfois ; elle s’asseyait devant la toile, on causait ou on restait silencieux et elle reprenait la peinture. Je me souviens de quatuors de Beethoven, un après-midi, dont le dessin auditif s’accordait au trait de sa peinture. La petite cour était entretenue avec précision, des plantes basses, des fleurs, quelques objets en céramique disposés par elle à dessein, et l’allée bordée d’azulejos qu’elle avait collectés auparavant un peu partout au Portugal, ou qu’on lui avait offerts. Plus tard, dans les années 80, Maria Helena Vieira da Silva reprit, dans des toiles relativement grandes, des formes, la ville – Lisbonne, entre autres, un schéma urbain – comme une suggestion mémorielle ; peu à peu, avec une spatule, elle enlevait certaines couleurs dont elle laissait juste la trace dans la lumière de l’espace clair.
Dans ces toiles de cette fin des années 50 et début années soixante, il y avait déjà les deux versants, la force des couleurs dans les « empilements » géométriques, signifiants et partant en spirale, et la blancheur traversée de graphismes, verticaux ou comme en un mouvement de danse.
Marie Helena Vieira da Silva est décédée dans sa maison le 6 mars 1992. Une nouvelle rue de Paris, tout près, porte désormais son nom.
On peut maintenant mettre en regard les toiles de cette fin des années 50 et début 60, par un arc de temps et d’espace, avec les éclats lumineux crevant le fond terreux aux formes abstraites de Juana Francés. On se plaît à évoquer ces deux femmes, au ponant et au levant, qui cherchent la lumière, dans cette même Péninsule Ibérique, gouvernée par deux dictatures.
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C’est dans la région du Levant qu’en 1897 on découvrit, tout près d’Alicante, la sublime sculpture ibérique, du Vè siècle avant J.-C., d’un buste de femme richement ornée, la dame d’Elche. C’est à Alicante que Juana Francés naquit en 1924. On y parle le valencien, ou catalan méridional, et, officiellement, l’espagnol. En 1941, deux ans après la fin de la Guerre Civile, Juana et sa famille déménagent à Madrid. En 1945, la jeune artiste entre à l’Ecole Centrale des Beaux-Arts de San Fernando, où elle reçoit une solide formation de plasticienne et, bien que l’Ecole soit plutôt traditionnelle, une ouverture à tous les mouvements artistiques de Goya jusqu’à y compris la première moitié du XXe siècle, en particulier sous l’impulsion bénéfique et fondamentale de Daniel Vazquez Diaz, qui influença nombre d’artistes de cette époque. En 1951, Juana part à Paris, grâce à une bourse, où elle développe encore davantage ses connaissances et sa pratique. De retour à Madrid, elle tient sa première exposition individuelle à la Sala Xagra.
D’abord liée à la figuration, tout en récupérant des influences du géométrisme, du surréalisme, de l’expressionnisme, du cubisme, Juana crée sa propre identité en expérimentant de nouveaux procédés : recours à des textures différentes ou, vers 1953, peinture à l’encaustique, technique venue de l’Antiquité méditerranéenne qui, naturellement, la concerne (Jaspers Johns s’en servira également à partir de 1954). C’est aussi vers cette époque-là qu’elle abandonne la figuration pour l’abstraction. Une abstraction informelle qui, dès 1956, intègre sur la toile d’autres matières, notamment le sable. Ses toiles deviennent en quelque sorte de plus en plus telluriques, maniant les bruns, les ocres, les noirs (le grattage noir de Como tierra, 1959) … d’où peut jaillir, et jaillit souvent, la lumière.
El Paso est fondé en 1957 par elle-même et six peintres, un architecte, deux critiques d’art et deux sculpteurs, dont Pablo Serrano qui deviendra son mari. Elle sera la seule femme. Notons que si son nom est toujours cité, sur certaines photos du groupe il n’y a que les hommes. Elle est pourtant une figure non seulement fondatrice mais résolument égalitaire, on dirait de nos jours, féministe. El Paso offre à l’Espagne les avant-gardes les plus novatrices de l’époque. Introduisant l’art informel, l’expressionnisme abstrait, l’expérimentation antiacadémique, voire en révolte, le groupe tiendra sa première grande exposition à la galerie-librairie Buchholtz. Il est curieux de penser que Karl Buchholtz, marchand d’art, fut en Allemagne nazie employé à vendre dans le monde les œuvres d’art dit « dégénéré » dès 1938. Expulsé en 1942, il fonde une galerie-librairie à Lisbonne et trois ans plus tard une autre à Madrid… laquelle accueillera cette fameuse exposition. Le groupe se dissout en 1960, mais il aura marqué l’histoire de l’art espagnol du XXe siècle.
Juana Francés poursuivra après les années 60 une carrière libre, revenant pendant quelques années à la figuration, à l’utilisation des objets, au questionnement amer. Puis les dix dernières années de sa vie (elle décède en 1990), à l’abstraction, plus joyeuse, plus éclatante. Encore la lumière.
Celle-ci est déjà bien là quand on observe ses œuvres de la période de El Paso, et juste après, car on ne peut qu’être frappé par la force des coups de pinceaux qui trouent comme un éclat lumineux ou ouvrent en profondeur la complexe matière picturale quasi tridimensionnelle de la toile.
Sur une photographie magnifique, on la voit, femme peintre, artiste seule, debout devant son œuvre par terre (Pollock, homme debout, sa toile par terre, à la même époque) comme on voit Vieira da Silva debout, seule, devant une toile verticale.
Femmes ibériques, créatrices uniques.
Pierre Léglise-Costa
Décembre 2021