Pierre Matisse et l’avant-garde espagnole
by Elise Lammer
De nos jours, il n’est pas rare de voir les artistes changer plusieurs fois de galerie au cours de leur carrière. La première relation symbiotique temporaire qui s’établit généralement avec une petite galerie émergente ou locale débouche rapidement sur l’épuisement de l’intérêt mutuel. C’est alors que des galeries plus puissantes, obéissant au darwinisme économique et à la règle de l’opportunisme, se succèdent pour développer la valeur conceptuelle et commerciale de leurs représentés. Les différents facteurs qui interagissent sur une telle volatilité sont le résultat d’un monde de l’art en rapide évolution, dont la dynamique est étroitement liée à une structure sociale guidée par l’économie de marché et le climat politique. Or, il est tout à fait normal que les comportements changent : après tout, l’art est l’un des commerces les plus anciens et les plus réactifs qui soient. Pourtant, on dit souvent que lorsqu’elles sont trop éphémères, les relations entre les artistes et leurs marchands peuvent être peu propices à promouvoir un art qui ne se contente pas de créer du goût, mais est aussi capable de laisser une empreinte dans le temps, par sa contribution à un contexte plus vaste, historique et politique. En ce sens, il peut s’avérer utile d’observer de plus près certains exemples de relations de longue durée entre artistes et marchands.
Les efforts déployés par Pierre Matisse (1900, Bohain-en-Vermandois – 1989, Saint-Jean-Cap-Ferrat) et son héritage plaident de manière convaincante en faveur de ces alliances durables et mutuellement bénéfiques, qui ont permis à certaines des avant-gardes espagnoles de l’après-guerre de s’imposer dans toute l’Europe, mais aussi ailleurs, et tout particulièrement aux États-Unis d’Amérique. À une époque où dans l’Espagne franquiste, la plupart des artistes commençaient tout juste à réfléchir sur la manière de faire cohabiter la modernité avec la dictature dans leur propre pays, au milieu des années 1950, une nouvelle génération de peintres ébauchait une définition révolutionnaire et sans concession de l’avant-garde, tentant d’établir une nouvelle esthétique ibérique, cette fois-ci tournée vers le monde extérieur. À travers des œuvres qui dénonçaient symboliquement certains aspects du régime, leur intention était d’établir un dialogue international avec l’art informel français et l’expressionnisme abstrait américain. Le groupe El Paso, dont le nom pourrait se traduire par « Le Pas », a été fondé en 1957 à Madrid par Antonio Saura, aux côtés de Juana Francés, Manuel Rivera, Antonia Suárez, Rafael Canogar, Luis Feito López, Pablo Serrano et Manolo Millares. Après une étroite collaboration pendant une période éphémère de seulement trois ans, au cours de laquelle plusieurs membres se sont succédé, le groupe annonça sa dissolution anticipée en mai 1960, chaque artiste poursuivant alors sa carrière internationale de façon individuelle. Il est probable que cette scission fut le résultat de l’implication politique indésirable du groupe dans les stratégies politiques du gouvernement à l’étranger, mais aussi de la volonté de plusieurs de ses membres qui souhaitaient définir leur propre identité, dans le sillage des efforts déployés par Matisse aux États-Unis pour faire connaître leurs travaux à l’étranger.
Le contexte de la mondialisation émergente des échanges artistiques qui se produisit dès les années 1950 fut en partie le fruit des tentatives du régime franquiste de mettre l’art moderne en avant afin de promouvoir une image raffinée et dynamique de l’Espagne à travers le monde. La dictature voyait dans l’avant-garde une monnaie d’échange utile dans ses efforts diplomatiques avec les États-Unis, allant jusqu’à tenter de récupérer, par le biais du ministère des Affaires étrangères de Madrid, ce que certains critiques nommaient alors « le nouveau mouvement espagnol »[1]. C’est ainsi qu’elle promouvait la visibilité et la reconnaissance de certains de ses artistes les plus audacieux, et notamment des membres du groupe El Paso, à travers des initiatives artistiques financées par l’État, comme le pavillon espagnol de la Biennale de Venise de 1958.
Dans les années 1930, sous la pression de l’éclatement de la guerre civile espagnole et de l’avènement d’Hitler au pouvoir en Allemagne, de nombreux artistes, galeristes, conservateurs et intellectuels européens avaient émigré vers d’autres pays d’Europe et vers les États-Unis (principalement à New York), ouvrant ainsi la voie aux avant-gardes internationales. Parmi eux se trouvait Pierre Matisse, fils d’Henri Matisse. La galerie qui portait son nom, inaugurée en 1931 au 17e étage du Fuller Building, 41 East 57th Street à New York, fut le siège de plus de 310 expositions jusqu’à son décès en 1989. Pendant sa longue carrière, Matisse se distingua par l’abondance de sa correspondance épistolaire avec les artistes qu’il représentait. Tel fut le cas notamment de Joan Miró (1893, Barcelone – 1983, Palma), avec lequel il échangea des centaines de lettres et organisé quelque 35 expositions individuelles, depuis 1933 jusqu’à sa disparition. Pierre Matisse et Miró s’étaient rencontrés en 1930, par l’intermédiaire d’un ami de longue date de ce dernier, le marchand d’art parisien Pierre Loëb. À une époque où le monde regardait les États-Unis avec convoitise, Miró, alors âgé de 40 ans et dont la carrière était en pleine ascension, voyait dans le jeune Matisse l’occasion de conquérir un nouveau territoire, ainsi que de canaliser et médiatiser l’accueil de la nouvelle peinture espagnole par la critique américaine. Dès le début, Miró fut convaincu que l’expérience de Matisse, entretenue par sa relation avec son père et le fait qu’il avait passé toute sa vie entouré d’artistes, constituerait un atout précieux. Il s’assurait ainsi un allié de longue date, grand connaisseur de la scène artistique internationale.
La relation exemplaire qui unissait Matisse et Miró dura 50 ans. Elle leur permit à la fois d’écrire leur propre chapitre de l’histoire de l’art, mais aussi d’affirmer la présence internationale des représentants de l’art informel espagnol aux États-Unis. Si Matisse a joué un rôle essentiel dans la réussite institutionnelle de Miró en Amérique, notamment par le biais de sa première grande rétrospective au musée du MoMA (1941), la commande d’une œuvre murale en céramique pour le Graduate Center de l’Université Harvard (1950) et l’obtention du prix de la Fondation Guggenheim (1958), il n’en est pas moins vrai que Miró a également eu une grande influence sur les décisions stratégiques de Matisse. Considéré comme l’un des inspirateurs de l’art informel espagnol aux États-Unis, Miró a usé de sa renommée pour promouvoir l’œuvre des membres d’El Paso aux États-Unis.
Ainsi, en janvier 1958, sur les conseils de Miró, Pierre Matisse visita l’exposition inaugurale du groupe, 4 Pintores del grupo El Paso, à la Sala Gaspar de Barcelone. En mars 1960, c’est dans sa propre galerie que Matisse reprit cette exposition, où l’on pouvait contempler des œuvres de Millares, Canogar, Rivera et Saura. Une opération qui arrivait à point nommé, puisque Four Spanish Painters fut inaugurée peu de temps avant les grandes expositions collectives[2] qui présenteraient et confirmeraient l’importance de l’œuvre du groupe, marquant ainsi le coup d’envoi de la carrière de plusieurs de ses membres aux États-Unis.
Parmi ces artistes figurait Manuel Rivera (1927, Grenade – 1995, Madrid), dont l’œuvre avait commencé à prendre de l’importance sur la scène internationale après sa participation à la IVe Biennale de São Paulo au Museu de Arte Moderna en 1957, et l’année suivante à la Biennale de Venise. Composición 8 (1957) fait partie d’une série de 10 « metálicas », œuvres murales composées de grilles métalliques montées dans des châssis et exposées sur fond blanc. Conçues comme des peintures, ces œuvres ne libèrent leur plein potentiel que lorsqu’elles sont accrochées au mur. L’ombre projetée par les fils sur le fond blanc révèle alors l’espace vide entre le mur et la surface picturale et permet ainsi à la peinture de largement transcender ses paramètres picturaux traditionnels. Selon ses propres termes, Rivera entendait « abolir la frontière entre la sculpture et la peinture, pour faire de celles-ci un objet d’art unique et inédit, capable de synthétiser les deux problématiques » [3]. En renonçant aux définitions traditionnelles de la sculpture et de la peinture, Rivera anticipait sans doute l’élargissement du champ de la peinture, tout en essayant de créer un espace ontologique s’étendant au-delà de la simple marchandisation esthétique et économique. Une position qu’il ratifiait clairement lorsqu’il refusait, en réponse à une demande du conservateur de la Biennale de São Paulo, d’exposer d’autres peintures plus « traditionnelles » aux côtés de sa série « metálicas ». Avec Composición 8, Rivera exprimait par ailleurs sa vision de la peinture, non plus comme une simple surface, mais en tant que structure abstraite et physique. On ne trouve en effet aucune trace de pigment dans cette œuvre, seulement des morceaux de grille métallique grossièrement découpés et assemblés les uns avec les autres. Une absence qui fait pourtant apparaître un espace très pictural, dans une composition transcendante évoquant à la fois mouvement et tridimensionnalité. La création d’une composition dynamique par l’apprivoisement d’une matière pauvre et inerte évoquait à la perfection les préoccupations existentielles du peintre, qui tentait de traduire ou de capter un geste pur, vivant, dans une période de grande répression sociale.
Si la palette monochromatique de Rivera, à cette époque souvent dominée par les nuances de gris, mettait l’accent sur des aspects existentiels, chez d’autres membres du groupe, l’absence de couleurs pouvait aussi être considérée comme une manifestation tangible de l’angoisse induite par la dictature. Dans l’œuvre d’Antonio Saura (1930, Huesca – 1998, Cuenca), cofondateur d’El Paso, l’utilisation similaire du noir et blanc, associée à des gestes picturaux violents, traduisait un profond bouleversement émotionnel. Les noirs et blancs de Saura affirment également son affiliation conceptuelle avec les maîtres espagnols, et tout particulièrement Diego Velázquez, Francisco de Goya et Pablo Picasso, avec lesquels l’artiste revendiquait souvent une profonde connexion. Dans Nule (1958), il est particulièrement aisé de lire, ou plutôt de ressentir, à quel point Saura considérait ses toiles comme de véritables « champs de bataille »[4]. Cette œuvre évoque la présence d’une figure abstraite, déformée, littéralement malmenée par une fureur existentielle. Saura, qui se rendait régulièrement à Paris depuis 1952, pourrait s’être ici fait l’écho des principaux attributs de l’esthétique informelle française, dans laquelle l’abstraction gestuelle était parfois conçue comme un moyen d’exprimer, sans mots, la violence indicible d’une époque entachée de luttes nationalistes et de crises économiques sans fin, apparemment insolubles. En fait, Nule rappelle l’abstraction gestuelle de certaines œuvres de petites dimensions, à l’encre et à l’huile, de Hans Hartung. Datant de la même période, celles-ci expriment à travers leurs traits bruts et noirs le traumatisme souffert par le peintre dans l’après-guerre.
Un an plus tard, Rafael Canogar (1935, Tolède, ES) peint Zona Erógena (1959), dont le titre évocateur permet une interprétation directe d’un motif rappelant grosso modo un vagin. La notion de champ de bataille de Saura peut être utile pour saisir l’intensité d’une telle œuvre. Bien que cela ne soit pas explicite, l’impitoyabilité des coups de pinceau et la brutalité des couleurs, exprimées par une audacieuse superposition de peinture noire, blanche et rouge, indiquent une vision sévère du vocabulaire érotique de Canogar, tout en prouvant que les intentions abstraites et sexuelles peuvent coexister.
Dans Cuadro 195 (1962), également présenté dans l’exposition, Manolo Millares faisait un usage similaire de gestes picturaux à la violente expressivité. Celui-ci faisait partie de la première exposition individuelle de Millares en Amérique, organisée par Matisse dans le cadre de ses efforts pour établir l’importance critique de la nouvelle peinture espagnole auprès du public américain, presque immédiatement après l’exposition inaugurale du groupe El Paso à la galerie, qui retint toute l’attention de la presse new-yorkaise, et avant les expositions au MoMA et au Guggenheim. L’abstraction brute de Millares (1926, Las Palmas de Gran Canaria – 1972, Madrid) allait encore plus loin dans l’expression du traumatisme, en incorporant des éléments trouvés, comme des morceaux de toile de jute déchirée, dans de spectaculaires collages tridimensionnels. À l’instar de Manuel Rivera explorant un champ élargi de la peinture, Millares utilisait des matières « pauvres » trouvées qu’il déchirait, cousait et collait directement sur la surface du tableau, formant ainsi des contours irréguliers et un assemblage fait de morceaux de tissu et de pigment semblant surgir tout droit de la toile. Cette œuvre fait écho à une autre œuvre de l’exposition, Ocre sobre gris-verde (1959) du maître catalan Antoni Tàpies (1923, Barcelone – 2012, Barcelone), pionnier de la technique mixte picturale en Espagne et connu pour son approche iconoclaste, consistant à incorporer toute sorte de matériaux trouvés dans ses œuvres. Du point de vue du spectateur, cette technique est capable de générer une grande empathie sensuelle avec la violence brute qu’elle vise à représentér. En préservant l’intégrité du moment exact de sa création, l’œuvre transcende en quelque sorte le contexte politique et l’espace géographique concrets dans lesquels elle a été conçue, dans une tentative de produire un langage universel.
L’époque à laquelle Antonio Saura peignit Nule constitua sans aucun doute le moment où son affiliation à l’art abstrait fut la plus marquée. Par la suite, son œuvre évoluera vers un type d’expressionnisme plus figuratif, dans lequel la réminiscence d’une figure ou d’un motif appartenant à un vocabulaire visuel communément reconnaissable fournira le point de départ à un travail d’abstraction plus subtil.
Au-delà d’un intérêt indubitable pour les artistes dont l’expression formelle allait à l’encontre des canons et des normes, il est difficile d’affirmer avec certitude quelle fut la force motrice de l’une des carrières de marchands d’art les plus couronnées de succès de l’histoire récente. Un élément de réponse peut néanmoins résider dans le dévouement presque sans limites de Pierre Matisse envers les artistes qu’il représentait. L’abondante correspondance qu’il laisse derrière lui offre un témoignage direct d’une façon de travailler étroitement liée à la notion très contemporaine du rôle de représentant, qui trace sans aucun doute la voie, dès le début des années 1930, à une éthique du métier de l’art. Sous une telle perspective, ce rôle visait le bien-être de toutes les parties prenantes, et pas seulement d’un point de vue financier : il s’agissait aussi et surtout, par la contextualisation et la recherche, de définir un discours capable de survivre à son créateur au fil du temps, et d’inspirer et de surprendre encore aujourd’hui le spectateur.
Elise Lammer, à Bâle, le 24 avril 2021
[1] Natalie Edgar « Is there a new Spanish School? » Art News, vol. 59, #5, New York, 1960, p. 44-45
[2] « New Spanish Painting and Sculpture » 20 juillet – 25 septembre 1960, MoMA, New York ; « Before Picasso, after Miró » 21 juin – 16 octobre 1960, Solomon R. Guggenheim, New York
[3] Alfonso de la Torre, Manuel Rivera, De Granada a Nueva York, 1946-1960, Granada, 2012, p. 21
[4] « La toile est le champ de bataille. C’est ici, dans un combat au corps à corps, tragique et sensuel, que le peintre transforme par ses gestes une matière inerte et passive en un cyclone de passions et d’énergie cosmogénique. » Millares, Canogar, Rivera, Saura. Four Spanish Painters. Pierre Matisse Gallery (ed.), New York, 1960. p. 10-11
Photo : Vue de l’exposition « Four Spanish Painters » à la Pierre Matisse Gallery, New York, 1960. Rafael Canogar Archives.